La Pluie et le bon Temps...perdu. [Nightmare & Blindfold]

10 Mars, début de soirée

Hywel avait froid. Il ne lui était guère habituel de faire attention à ce que ses humeurs terrestres lui suggéraient, mais là elle devait reconnaître qu’outre la pluie battante qui lui martelait le haut du crâne, ce qui accaparait son attention était surtout le vent glacial. Ce fichu vent glacial ! L’ami des jours enfantins qui lui caressait les joues se faisait maintenant assassin de ses pores, se servant avec fourberie du tissu mouillé de sa robe pour pénétrer tout son corps en le gelant au passage.

Elle releva la tête, causant à une mèche trempée de venir se coller sur son nez. Il fallait vraiment qu’elle trouve quelque part où aller. Mais où ? Elle ne savait même pas où elle était, de toutes façons… Cela devait bien faire au moins trois heures qu’elle errait comme une âme en peine, martelant du bitume usé ses pas qui, au lieu de former la démarche gambadante qu’on lui avait connu, s’alourdissaient de minutes en minutes.

Jusqu’ici, elle avait eu la chance de ne pas se prendre de poteaux, d’arbres ou autre. Bien sûr, elle avait glissé sur le trottoir mouillé, s’était à plusieurs reprises étalée dans le caniveau, mais pour l’instant le toucher des vitrines l’avait empêchée de tomber sur la chaussée ou de perdre complètement les immeubles de vue. Avouons-le, connaître sa location l’aurait aidé. Mais être en train d’avancer dans un lieu inconnu n’était pas ce qui lui faisait peur.

Ce qui lui faisait peur, c’étaient les rares gens qu’elle rencontrait. Déjà son père face au chat, cet après-midi, puis maintenant les passants. Les voyants avaient toujours eu peur de l’inconnu, bien sûr, mais de là à hurler ou à se traiter eux-mêmes de fous parce qu’ils n’avaient pas la décence de s’écarter sur son passage, c’était fort de café. Les gens étaient bizarres, dans cette ville, mais elle n’aurait jamais cru que ce serait à ce point-là. Son bandeau devait faire peur, sûrement.

Tout en trébuchant sur son trottoir, la jeune fille ne pouvait empêcher son petit noir personnel de repasser en boucle les trois derniers mois. Sa disparition, à Elle. Et puis tous les efforts qu’elle avait fait pour se raccrocher à son noir, pour ne plus la voir intérieurement lui gueuler de baisser la chaîne hi-fi. Tous ces efforts, toute cette mascarade pour chercher une sérénité dont le prénom s’était de toutes façons tu.

L’envie de pleurer et le toucher de sa robe – et de Kenny – mouillés se rassemblèrent en une grosse boule diffuse qui se coinça douloureusement dans sa gorge. Aislinn… Ses poings se serrèrent rien qu’au prénom.

Elle avait lâché le mur et continué tout droit. Et maintenant elle était perdue. Où aller, où ? Ses respirations se firent saccadées. Ses pas, maladroits, créant des clapotis subtils dans les flaques, la firent tant bien que mal avancer… Et trébucher encore. Une irrégularité de niveau ? Mais pourquoi ? Elle n’avait pas souvenir d’un petit escalier…Où pouvait-elle donc être ?

Lorsqu’elle comprit, il était trop tard, car déjà son petit être sans vision comprenait et se paralysait. Ce n’était pas un escalier mais un caniveau. Et le bruit qui s’approchait était une voiture à pleine vitesse… Qui ne freinait pas ?!

Alors voilà ? C’était comme ça qu’elle allait mourir ? Etait-ce toujours aussi stupide ? Aussi surprenant ? Aussi vif ? La peur panique céda un peu du terrain face à une pensée.

Elle allait retrouver sa grande sœur.

Admin Nombre de messages : 178 Camps : Spectre Date d'inscription : 26/02/2009

Décidément, ces derniers jours étaient terriblement pluvieux. Le ciel semblait pleurer à chaudes larmes depuis plus d'une semaine. A se demander si les beaux jours allaient pouvoir percer à un moment ou à un autre. Ou si Hellwood se condamnait seule à une tristesse mélancolique, restait à voir ce qu'une telle ville pouvait pleurer.

Contrairement à sa dernière sortie, Nightmare avait adopté un manteau de coton, aussi noir que son pantalon. Une chemise blanche cherchait à parfaire sa tenue. En vain, parce que le coton ne faisait pas grand chose contre la pluie... et pieds nus, c'était un peu se condamner à un gros rhume qu'elle s'étonnait de ne pas encore posséder. Nightmare zigzaguait entre les passants, cherchant à ne pas les toucher, les mains dans les poches.

Elle aperçut la silhouette caractéristique de sa jeune sœur. Si Nightmare fuyait souvent son passé, quand elle se trouvait en présence des membres de sa famille, elle prenait plaisir à les suivre discrètement. Un peu comme une ombre, un fantôme qui viendrait s'assurer que tout allait bien. Ce fut ainsi que Nightmare cessa son errance pour s'accorder à celle d'Hywel.

Il était évident que la jeune aveugle ne rayonnait pas de bonheur. Aislinn se réveilla un instant, regrettant de ne pas avoir fait ce qu'il fallait avec Hywel. S'en aller, ce n'était pas l'idéal. Revenir, lui murmurait Nightmare, serait encore pire.

Il y avait quelque chose d'étrange avec les gens. Ils semblaient ne pas remarquer Hywel. Alors que d'habitude, par pitié probablement plus souvent que par bienveillance, les gens faisaient attention à elle. Pour ne pas la toucher, ne pas la percuter, ne pas la frôler, même. Et vérifier que tout allait bien pour elle. Là, au contraire, c'était comme si elle n'existait pas.

Nightmare entrouvrit la bouche. La conclusion était facile à tirer. Ses yeux verts devinrent immédiatement plus sévères, regrettant la présence d'un bandeau sur ceux de sa sœur. Était-elle devenue Invisible, elle aussi ?

Si oui, elle s'en jugeait responsable. Laisser Hywel seule... Tout était de sa faute. Elle faisait autant de mal aux gens qu'ils lui en faisaient eux. Sauf qu'Hywel ne lui avait jamais causé aucune douleur, morale ou physique. Quelle tristesse de voir une innocence probablement brisée par une malédiction.

Nightmare réfléchissait. Après tout, une mauvaise humeur ou une connerie générale pouvait aussi justifier la tendance d'Hywel à se cogner dans les gens. A savoir que ce n'était jamais sa sœur la fautive, à ses yeux : c'étaient les autres qui étaient des maladroits et des connards ne faisant rien pour une personne aussi merveilleuse. Et là, c'était certainement la manifestation d'un espoir qu'elle se trompait. Qu'Hywel allait "bien".

Sa sœur descendit du trottoir, une voiture fonça vers elle. Et Nightmare eut un de ses trop rares gestes bienveillants. Tant pis pour le doute, la voiture allait trop vite et ne semblait pas réagir à la présence d'une jeune fille sur la route. Et soyons honnêtes, Nightmare ne prit pas le temps de regarder si le conducteur remarquait quoi que ce soit. Elle n'avait pas pris le temps de penser, avait bousculé quelques visibles, puis avait plongé pour tirer brusquement Hywel en arrière. Trop brusquement, d'ailleurs, puisque l'élan fit chuter Nightmare sur quelques passants.

Pour la discrétion qui était son mode de vie depuis qu'elle était toute petite, c'était raté.

Pour le reste, il ne semblait pas y avoir de dégâts. Surtout de la peur. Son cœur battait la chamade face aux images qui lui venaient, toutes plus horribles les unes que les autres, de ce qui aurait pu se passer si elle avait agit trop tard. Elle posa son front contre l'épaule d'Hywel, prit le temps de récupérer son souffle, et murmura doucement :

-Je vais te demander de faire tout ce que je te dis. Et pour commencer, de ne rien dire. Fais comme si nous devions nous faire oublier.

Aislinn glissa ses doigts dans les cheveux de sa demi-sœur, et observa les vêtements de la demoiselle.

-Il faudrait que tu retires tes chaussures. Désolée pour l'idée de marcher pieds nus dans l'eau, on sera malades en même temps, si ça peut te consoler. Puis lève-toi, mets mon manteau, et dis-moi si tu es prête à me faire confiance. Si tu veux me parler maintenant, chuchote. La pluie et les paroles des gens couvriront ta voix à la plupart d'entre eux.

Elle mit sa veste dans les bras d'Hywel, songeant un instant que si sa sœur n'était pas Invisible, la chose pourrait sembler très étrange aux passants qui râlaient autour d'eux.

Alors ce serait comme ça. Comme une conne, précisément, et à cause des yeux qu’elle n’avait jamais même blâmés, jamais reniés ? Bien que l’instant soit aussi vif que lent, et bien que la notion de temps même se perde alors dans la peur étouffante qu’était devenu son esprit, Hywel s’interrogeait. C’était étrange comme la peur se transformait en acceptation, au fur et à mesure que les millisecondes qui constituaient ce moment s’égrainaient. Aurait-elle pu faire une vie meilleure ? Aurait-elle dû comprendre tout de suite, s’élancer en arrière sans savoir comment atterrir ?

Etait-ce la peur, ou une volonté trop faible de vivre, qui avait fait qu’elle n’avait pu se reculer ? Et pourquoi on ne lui avait pas fait le coup de la vie qui défile devant vos yeux, hein ? C’aurait été amusant de tout voir enfin, mais non, pas le droit à ça. C’était quoi, cette connerie anti–aveugle ? Elle aurait bien voulu se voir en vrai. Voir Aislinn, vraiment, aussi.

Son corps, engourdi, s’affaissa. Tant pis. Tant p…

Et puis tout fut rapide. Tellement rapide, comme si le temps qu’elle avait vu se disloquer reprenait ses droits sur le monde de manière brutale. Elle ne comprit même pas ce qui se passait, lorsque quelque chose la tira violemment en arrière. La petite aveugle faillit hurler, mais sa gorge bloquée n’émit qu’un hoquet étranglé. Etait-ce tout, alors ? Elle avait imaginé quelque chose de plus lent et douloureux. Ou alors de pompant. Voir son âme qui volette autour de son cadavre pourrissant en sentant la foi l’envahir, une connerie comme ça. Mais non. Encore une fois, elle s’était faite avoir.

Non, remarquez, peut-être n’était-elle pas morte, la peur et le froid étaient revenus en force, et l’engourdissement confortable qu’elle avait ressenti une demi seconde avait disparu.

Et la perception aiguë de son environnement était revenue, doucement mais sûrement. Sous ses pieds et même ses fesses mouillées, c’était bien le trottoir qu’elle avait quitté un peu plus tôt, et ces bruits qui explosaient gaiement sur sa tête correspondaient bien à la pluie qui l’avait fait chier un peu avant. Le calme était revenu. Avait-elle rêvé ? Avait-elle cru entendre quelque chose, eu une vieille crise d’angoisse puis juste imaginé ce qui s’était passé ?

Non. Il y avait quelqu’un, juste à côté. Son souffle – court - créait une petite bulle de froid sur les vêtements mouillés d’Hywel, sur son bras, quelque part à côté du coude. D’ailleurs, maintenant qu’elle tentait d’y réfléchir, si le tissu s’appuyait autant contre sa peau, ce devait être parce que le front de la personne était posé sur son épaule.

Pourquoi, en fait ? C’était une coutume, de dormir sur les gens qu’on venait de secourir ? Ce qui était étrange, c’est que cette présence et ce souffle ne la gênaient pas, en fait. Comme s’ils étaient déjà familiers à ses sens. Acquis. Et confortables. Discrètement, la jeune fille se redressa un peu, tentant de sentir l’odeur du nouveau venu. Non, rien d’étrange : elle identifiait les gens comme ça, à leur respiration, leur pas et leur odeur. Celle-ci était particulièrement agréable, elle avait un parfum de … De quelque chose de perdu. Un souvenir, quelque chose qu’elle s’était forcée à oublier, mais quoi, et pourquoi ?

Ca y est, ça lui revenait. Elle s’était toujours défendue de retourner dans la chambre de sa demi-sœur après… Après ce jour. Voilà pourquoi elle n’était plus habituée à cette aura-là. Oui, elle appelait ce qu’elle ressentait des gens les auras, c’était joli comme mot. Ca faisait mystique. Mais toujours est-il que, cette aura-là lui avait beaucoup manquée. Et si son cœur fit un bond dans sa poitrine lorsque la voix de l’inconnue sembla confirmer ses espoirs, son esprit lui criait de ne pas y croire. Tout était contre elle, il fallait qu’elle arrête d’espérer ! Aislinn était morte. Et Hywel, jusqu’à preuve du contraire vivante : elle se sentait respirer, et sentait le froid aussi bien que la tristesse, ça devait en être une garantie.

Mais si ce n’était pas sa sœur, pourquoi lui faire confiance ? Pourquoi se taire comme elle l’avait demandé, et pourquoi frémir lorsque ses doigts se perdirent dans ses cheveux trempés ? Pourquoi avoir ces images, dans la tête, d’Aislinn qui lui frottait distraitement la tête en passant près d’elle ? Elle était morte. Il fallait qu’elle le comprenne, qu’elle arrive à en persuader son cœur. Même si cette fille avait sa voix, son odeur et ses… Intonations…. Un malaise vint tordre son petit cœur adolescent, et elle préféra se concentrer sur la voix et cesser d’y penser.

Retirer ses chaussures ? C’était inattendu. Et un peu incongru, aussi. Bon, pas que ça la gêne, les choses incongrues, mais en savoir la raison aurait été pas mal. Elle eut un léger haussement d’épaules à la mention de confiance. Au point où elle en était, elle n’allait pas cracher sur quelqu’un qui, enfin, la voyait, hein ? Et vu que la personne avait l’air bienveillante, autant ne pas rester toute seule à errer dans les rues pour se faire écraser. Même si la personne avait des pratiques bizarres et se révélait être un moine dont la religion était les pieds nus.

Enfin, ceci dit, ça n’aurait pas non plus expliqué pourquoi un moine aurait eu la voix de sa sœur, mais bref, il est des questions qui demeurent sans réponses. Elle glissa un doigt sur le tissu qu’on venait de lui mettre entre les mains, perplexe, puis le passa silencieusement, la respiration presque calme, s’efforçant de percevoir et de faire attention aux gens qui passaient, avant de défaire la boucle dorée de ses sandales et de les ôter, laissant nus ses petits pieds rougis par le froid.

Demander quelque chose ? Elle hésita. Une part d’elle avait peur de briser un charme en entendant la voix nier être sa sœur, mais en même temps conserver l’illusion ne l’aiderait guère dans sa quête de reconstruction…Enfin, non, voyons les choses de façon sincère : elle n’avait pas vraiment essayé de se reconstruire. Il lui était impossible de le faire. Elle se sentait tellement, tellement seule sans Elle.

Se bercer dans cette illusion serait confortable, c’est sûr. Mais… Quand même. Ce n’était pas son monde, là. C’était dans son monde qu’elle pouvait se permettre de se mentir à elle-même. Pas aux dépens d’une autre personne, pas comme ça. Ses lèvres s’entrouvrirent, puis elle laissa passer un ange. Que dire ? Es-tu ma sœur décédée ? C’était trop bête. Mais en même temps, elle l’avait tutoyée… Folle ! Elle devenait complètement folle. Allons-y, puisqu’il fallait comprendre qu’elle était morte et enterrée. Elle chuchota, la voix un peu tremblante :

- Vous avez la voix de ma sœur. Enfin, c’est sûrement juste moi qui deviens folle, mais… Vous… Ah, frouille ! Aislinn, soit je suis morte à cause de cette vieille poubelle de caisse, soit je deviens complètement barge, mais si c’est toi et que je t’ai rejoint dans un espèce de Paradis bizarre où il faut enlever ses chaussures, dis-le vite, parce que je n’y vois pas clair, là.

Un jeu de mot. Un jeu de mot ?!! C’était la première fois en au moins trois mois qu’elle faisait un jeu de mot… C’était mauvais. Mauvais ! Elle avait pourtant dit, à son cœur ! Elle est morte ! Morte ! Ce n’est pas elle ! Ne sois pas rassuré ! Ne sois pas rassuré ! Ne crois pas que cette fille est elle, parce que ce n’est pas possible ! Arrête ! Arrête ! Arrête d’aller mieux, connard ! Va mal, s’il le faut, mais arrête de te bercer de faux espoirs…

Une larme coula sous son bandeau, mais elle prit soin de ne pas y toucher. Ca passerait sûrement, avec la pluie… Avec un peu de chance, sa sœur ne le remarquerait même pas.

Non ! Pas sa sœur ! Arrête, connard de cœur !

Admin Nombre de messages : 178 Camps : Spectre Date d'inscription : 26/02/2009

Oui, bon, en même temps, il fallait s'attendre à ce genre de questions. Pour Hywel, elle devait être morte depuis quelques mois. Assez pour tenter d'accepter quelque chose d'inconcevable. Alors arriver là, lui sauver la vie et lui balancer des ordres plus ou moins logiques, c'était un peu trop en demander pour une adolescente. Ou pour quelqu'un, déjà.

Elle plissa les lèvres dans une moue embêtée. Pour répondre convenablement, il fallait débuter une longue conversation. Le faire assises sur le trottoir, ce n'était pas ce que voulait Nightmare. Alors elle prit la main de sa soeur en l'aidant à se relever, puis murmura :

-Il y a beaucoup de choses à t'expliquer. Mais le soucis c'est que ça risque d'être tellement long... mieux vaudrait s'installer convenablement quelque part.

En même temps, répondre "plus tard" à une enfant perdue, était-ce la bonne solution ? Non, bien sûr que non. Si elle avait moyen de faciliter l'acceptation de ce qu'elle devenait à Hywel, elle le ferait. Elle avait eu assez de mal, elle, à l'époque, pour ne le souhaiter à personne. Ses doigts serrèrent un peu plus la main de l'aveugle, à laquelle elle murmura :

-Je suis désolée, ma mort, c'était le plus gros mensonge de ma vie. Pour résumer brièvement, nous n'avons plus droit qu'à des demi-vies. Et plus personne ne m'appelle Aislinn... donc en quelque sorte, oui, Aislinn est morte. J'ai changé en de nombreuses façons. Je pense.

Elle commença à avancer dans la foule en guidant sa sœur, le regard sévère face à tous ces gens qui ne les percevaient pas.

-Il y a des choses qui ne changent pas, ceci dit. Enfin, on parlera mieux quand on sera à l'abris.

Et ainsi, Nightmare garda le silence pendant quelques minutes, se contentant de montrer le chemin à sa sœur en lui tenant la main ou en lui pressant l'épaule, selon la densité de la foule. Malheureusement, elle n'était pas habituée à guider en même temps que se mouvoir discrètement. Résultat, plusieurs fois, elle fit un faux pas et percuta quelqu'un, l'insulte manquant à chaque fois de fuser.

Enfin, elle trouva ce qu'elle cherchait. Bon, ce n'était pas idéal, et elle avait plus exactement choisi le premier endroit, sur sa route, pour lequel elle n'avait pas besoin d'ouvrir la porte pour rentrer. Le lieu ainsi désigné était un petit bowling. Cela permettait au moins d'être, quitte à ne pas avoir de calme, à l'abri et à se trouver facilement une place. Et le bruit des boules frappant les quilles et des billards, ainsi que du bar, permettaient de discuter tranquillement sans trop s'inquiéter de se faire remarquer.

Nightmare choisit ainsi un coin retiré de la salle. Elle invita sa sœur à s'installer à côté d'elle, assise par terre, contre le mur. Ce n'était pas forcément très propre, mais c'était déjà ça. Il fallait expliquer à Hywel que maintenant, tout serait « déjà ça ».

-Là, nous serons tranquilles.

Elle soupira.

-Bon... je... Okay, tu vas reprendre tes questions une par une, que je ne me perde pas dans mes explications.

L’inconnue la releva, et la petite aveugle ne put s’empêcher de délaisser son trouble un instant pour sourire à la main chaude et rassurante de la jeune femme. Il y avait bien quelque chose, dans cette poigne, cette douceur en même temps, qui entourait sa main frigorifiée. Elle n’était pas sûre d’être objective en pensant à cela, mais c’était la chaleur d’une grande sœur.

Des choses à expliquer, ça elle avait pu s’en douter… Et si elle admettait volontiers et avec délice être très enfantine pour son âge, elle arriva sans problèmes à accepter la pensée de devoir attendre. Contrairement aux autres, qu’elle rassemblait sous le vague nom de Voyants, elle savait qu’il devenait très facile d’être patiente lorsqu’on apprend à dompter toutes les autres sensations que cette handicapante vue dont tout le monde s’enorgueillissait.

Aussi ne réagit-elle pas au « plus tard » implicite : au moins c’était le gage d’une explication postérieure. Et puis plus ça allait, plus elle se remettait à comprendre la présence de sa sœur, ou plus exactement à la voir. Quelle qu’elle soit, fantôme, alien, mutant, clone de brebis exorcisé à la sauce aux anchois, c’était elle. Et le choix plus plausible – et le plus précis - concernant leur location s’était finalement arrêté sur «sur la planète Terre, à Hellwood, plus ou moins en vie ». Plus ou moins, parce que Linn n’avait pas répondu à la question « sommes-nous en vie ». Bon, à priori, le plus plausible était oui, mais Hywel n’était pas raciste envers les idées saugrenues qui se révélaient vraies.

Sa sœur serra sa main, et ce qu’elle dit lui gonfla le cœur. Déjà, c’était bien elle, ce qui avait de quoi rassurer, bien que cette vérité lui apparaisse trop belle pour être vraie. Mais il n’y avait pas que ça. Elle avait menti. Elle l’avait laissée déchirée, complètement détruite et avait, apparemment, été forcée à ça parce que quelque chose ne la laissait avoir qu’une demi-vie… Pourtant, ce ne fut pas vraiment ça qui la blessa dans le discours. Enfin, si, bien sûr, qu’elle le veuille ou non, ces mots pénétrèrent son noir pour venir la secouer, le fait qu’elle ait menti et le fait d’avoir pleuré pour rien…

Mais la suite la laissa encore plus faible. Ainsi, plus personne ne l’appelait Aislinn ? C’était son nom, pourtant… C’est ainsi qu’elle était représentée, pour elle. Si elle avait autant changé, c’était bien que sa demi-sœur aveugle ne devait être qu’un reflet de sa vie passée, vie qu’elle avait laissée derrière elle… Est-ce que ça voulait dire qu’elle allait la laisser, encore ? Pourquoi aller vers elle, pourquoi lui parler si elle ne s’estimait plus sa grande sœur qu’elle avait tant aimée ? Etrangement anesthésiée, Hywel était calme, par contraste avec l’humeur gamine et joyeuse dans laquelle elle était souvent rendue.

Tout allait trop vite pour elle, et il lui était impossible de comprendre ce qu’elle « voyait » passer tant les informations défilaient à toute vitesse. Aislinn était en vie. Mais en même temps ce n’était plus Aislinn, et elle semblait maudite et réduite à une « demi-vie ». Et puis elle ne comprenait pas pourquoi non plus pourquoi elle avait décidé de revenir lui parler. Est-ce qu’elle se sentait coupable ?

Elle sentit une marche. Apparemment, elles rentraient dans un endroit couvert, vu que les sons de gouttes qui explosent avaient disparu au-dessus de sa tête, sur son petit chapeau distingué. Et puis il faisait un peu plus chaud, maintenant que vous le dites.

Se laissant guider, Hywel perçut les différents bruits qu’émettait l’endroit. Déjà, c’était un bowling, pas de doute. Le bar était à sa droite, et une fille refusait de mettre les chaussures adéquates quelque part derrière… Les bruits bourdonnaient de partout. C’était une bonne idée pour couvrir leurs voix, si elles devaient éviter qu’on les espionne – car c’était le but, n’est-ce pas ?

Elle s’assit, suivant le bruit discret de sa sœur qui se campait sur son séant, et posa Kenny entre elles deux. Bon, hé bien voilà. Il était venu le temps des questions. Il fallait tout reprendre dans l’ordre.

- Alors, laisse-moi reprendre tout ça : déjà, tu es vivante… Enfin, ce même si tu n’as qu’une … Demi-vie…. Pour une raison qui m’échappe. Donc, tu es jusqu’à preuve du contraire plus ou moins vivante, et … Et cela implique qu’on soit pieds nus, et qu’on doive se faire les plus discrètes possibles. Alors, déjà pourquoi….

Non, attendez. Il y avait un truc auquel elle n’avait pas porté l’attention qu’il fallait. Vivante. Elle était vivante. Jusqu’à preuve du contraire du moins. Elle était là, avec sa propre odeur, sa propre voix, ses pas, ses respirations. C’était elle, elle, elle. Elle qu’elle avait pleuré pendant des jours sans fin. Vivante, en bonne santé à priori (pas d’anormalités dans la voix ou de tressaillement dans son pas) et plutôt en forme, vu la poigne dont elle avait fait preuve en la sauvant. Elle, sa grande sœur à elle, son attache, son guide, la main dans la sienne. Elle. Aislinn. Elle. Etait. Vivante.

- Attends… Tu es vivante, alors.

Merci Hywel.

- Tu es vivaaaaaaaaaaaante !

Elle n’avait pas voulu le dire aussi fort, mais par chance le cri de joie se perdit dans un strike magistral. Dans le même élan, elle se jeta au cou d’Aislinn, ou Linn, ou quoi qu’elle soit à présent. Peu importe, peu importe tout ! Vu qu’elle était là, dans ses bras, vivante, ici ! Peu importe si elle aurait dû s’énerver, peu importe ! Autant être là, et la noyer dans ses bras en riant et pleurant à moitié, avec l’air d’une démente aveugle psychotique ! Qui s’en souciait, qui s’en souciait, vraiment ? Elle était là…

- Ma grande sœur, Aislinn, Linn ou quoi qu’on puisse t’appeler aujourd’hui, tu es vivante, et là, et … Snif… Ha ha ha… Snif…

Tout ce qu’elle tentait de dire se transformant en gargouillis informe et cosmopolite de mots s’entrechoquant comme des voitures embouteillées, elle préféra ne plus tenter, et se contenta de sanglots étouffés mêlés de rires nerveux. Ce n’était guère délicat, d’ailleurs, mais qui s’en souciait ? Pas elle, en tous cas.

C’est bien, d’avoir une grande sœur. Ne serait-ce que pour la serrer nerveusement contre vous, sans vouloir la lâcher, et se dire enfin qu’elle est là, et que ces deux mois n’ont été qu’un insidieux cauchemar. Pour poser la tête sur son épaule et profiter de sa présence, même si elle vous est invisible. Pour pouvoir oublier un instant les questions, vous réfugier dans vos dix-sept printemps à peine, et vous dire que ça y est, c’est fini. Vous êtes en sécurité, maintenant.

Admin Nombre de messages : 178 Camps : Spectre Date d'inscription : 26/02/2009

Pauvre Kenny.

Etrangement, ce fut la première pensée qui traversa l'esprit de Nightmare. Pauvre Kenny qui s'était fait témoin de tous ces derniers mois. Pauvre Kenny qui avait vécu la tristesse d'Hywel, qui avait été probablement serré désespérément. Dans quel but ? Pourquoi ? Parce qu'elle avait été absente. Parce qu'elle avait disparu Au final, tout était de sa faute.

Pauvre Kenny qui s'était effondré au sol suite au mouvement brusque de la jeune fille. Tu avais l'air de t'être allongé, le nez contre le sol du bowling, comme épuisé après des mois de travail pelucheux. Des mois à te tuer à la tâche pour offrir un peu de ce réconfort qu'Aislinn n'avait pas su donner. Pauvre Kenny, oui. C'était le moment de te reposer. Tu pouvais lui faire confiance, à la grande bique distante et silencieuse, elle ferait de son mieux pour se rattraper.

Parce que tu voyais, peluche moche, qu'Aislinn se sentait responsable : avoir laissé sa famille, même si elle les avait observé de loin, de temps en temps, c'était nul de sa part. Elle aurait dû être là. Depuis toujours, en fait. Elle aurait dû être là, les écouter, au lieu de se perdre dans la musique et dans la drogue. Voilà, c'était raté. Là, le mal était fait : elle était une droguée - moins qu'avant, mais fallait avouer ses faiblesses, hein ? - , seule, Invisible, avec une famille qui suivait ses traces, doucement.

Voilà, Kenny, le problème il était là. Dans ses yeux qui s'ouvraient un peu trop tard sur la réalité. Elle qui te regardait, Kenny, elle commençait à comprendre : ils tenaient à elle, ils avaient toujours été là, elle manquait sur le beau tableau familial, alors... alors aussi seuls qu'elle, ils la suivaient. Elle était en train de détruire des vies.

Tu n'étais pas Invisible, peluche, mais il fallait se mettre à la place de la chef des Spectres : être Invisible, c'était vivre caché, éviter les gens, voler, survivre plus que vivre. Nightmare n'avait jamais souhaité cela à un seul membre de sa famille. elle les aimait. Elle n'avait pas su leur dire. Il n'y avait qu'elle à blâmer.

Elle serra un peu son étreinte sur Hywel, devant tes yeux sans vie. Elle qui ne parlait que très peu, comme son plus jeune frère, elle avait pris pour habitude de montrer son attachement aux rares personnes qu'elle touchait... "Hywel, je t'aime, je ne te laisserai plus jamais." Tout cela sans un mot, dans une caresse, Hywel, il fallait qu'elle l'entende ainsi.

-Oui, je suis vivante.

Elle posa son regard sur toi, Kenny, et te redressa. C'était mieux ainsi. Ce n'était pas histoire d'avoir l'air maniaque, ou de faire voir à qui pouvait toujours son regard vers elles qu'une peluche se relevait seule, mais à force d'entendre Hywel te considérer comme un être doué de conscience, c'était... c'était comme naturel de faire attention à toi aussi. Nightmare glissa sa main dans les cheveux de sa jeune sœur, lui fit un bisou, puis débuta l'explication des choses compliquées.

-Nous sommes vivantes. J'ai eu si peur pour toi... Mais si nous sommes vivantes, si ce n'est qu'à moitié, c'est parce que nous sommes Invisibles, maintenant. Personne ne peut nous voir, sauf les gens comme nous. Ils ne peuvent pas savoir, les autres, que nous existons toujours. Et nous devons nous cacher...

Elle posa son regard sur les gens qui faisaient du bowling. Sur une troupe un peu plus bruyante que les autres.

-Si quelqu'un se rendait compte que nous existions, nul ne sait ce qu'il adviendrait. C'est une chose en commun avec les Chimères et les Spectres : nous sommes d'accord pour nous cacher. Nous avons peur de ceux qui ne nous voient pas. Peur qu'il leur vienne des idées comme nous enfermer.

Aislinn serra la main de ta sœur.

-Tu dois faire attention. Ceux que tu ne vois pas, ne te voient plus, pour la plupart... A moins que je ne me trompe et que tu ne sois pas Invisible, dans quel cas, je te demanderais de garder le silence au sujet de ma survie.

Pauvre Kenny.

Tu avais l'air bien fatigué après des années de service intensif. Des années à être encore plus moche qu'au départ. Au moins, tu faisais bien ton travail, mieux, certainement, que beaucoup de monde. Mieux que Nightmare. Tu aurais bien mérité un peu de repos, mais voilà, les temps étaient durs. Tu arrivais au milieu de gens que personne ne voyait.

C'était triste à dire, mais il y avait de fortes chances pour qu'Aislinn n'arrive pas à protéger aussi bien sa sœur qu'elle le voudrait. Qu'Hywel soit Invisible ou non.

Ses yeux s’étaient clos, sous le bandeau satiné qui les masquaient. C’était étrange, ce geste, d’ailleurs. Comme si un instinct de voyant subsistait dans ce petit noir ambulant. Et, de même, lorsque ses mains agrippèrent le haut de sa sœur en reposant sa tête contre elle, c’était un instinct. Un instinct soulagé, et enfin libre. L’instinct d’aimer, et de ne plus avoir peur.

Hywel n’était pas douée pour ces choses – là, et bien qu’elle le sache déjà, quelque chose la poussa à forcer ses capacités. Aussi, lorsque Aislinn déclara qu’elle était bel et bien vivante, la petite aveugle, elle, glissa un :

- Je t’aime, Linn.

Elle ne savait pas si Elle l’entendrait. Mais il fallait bien que ça sorte un jour ou l’autre… Que l’une d’entre elle exprime à voix haute ce qui avait été injustement tû lors de tant de temps. Et puis aussi, ça faisait du bien. De le dire… Et de le savoir. D’en être convaincue.

Si sa grande sœur ne disait pas ces mots, la certitude de leur vérité emplit la jeune fille d’un coup. Oui, parce que dans ces caresses, dans cette étreinte, c’était ça, qu’elle disait. Ou du moins comme ça qu’Hywel le comprenait. Ou plus exactement le savait, parce que ç’avait toujours été là, caché mais néanmoins précieux. Silencieux mais non moins fort pour autant.

Elle délaissa à contrecoeur ce sentiment confortable d’amour entre sœurs pour écouter ce que ladite grande jeune femme disait. Invisible ? Si la réaction logique aurait du être la peur, le seul mot qui lui vint à l’esprit fut « rigolo ». Quoi ? C’était rigolo, non ? Tous ces voyants qui se déchiraient, et voilà que la vision elle-même n’était plus fiable… Elle, elle trouvait ça rigolo, en tous cas.

A la fin des explications de sa sœur, elle haussa les épaules. Reprenons, donc…

- Tu sais, moi, je crois qu’il y a pas de raisons que je sois invisible ou visible. A mon avis, t’as même pas de preuves, tu avais juste envie de venir me parler, en fait !

La gamine eût un rire léger qui contrastait avec le dramatique des explications. Quoi, ce n’était pas de sa faute, elle ne voyait pas comment le retour de sa grande sœur, quelle que puisse être sa forme, pouvait être gênante… Et puis c’était marrant, cette situation, ça faisait un peu comme des super héros ! Arborant un air victorieux, elle continua :

- Et puis bon, moi, être invisible, ça ne me gêne pas. Ca sera plus équitable, les gens pourront pas me voir quand moi je les vois pas… C’est plus normal. Je pense.

S’appuyant toujours sur Nightmare, la jeune fille aux allures d’avorton femelle, gamine comme pas deux et un sourire rayonnant sur les lèvres, continua, visiblement pas perturbée :

- Et s’il y a un moyen de passer d’un côté à l’autre, au fur et à mesure, tout le monde sera invisible, nan ? C’est qu’une question de temps. Et quand tout le monde sera anormal, plus personne le sera.

Hywel se frotta les yeux, ou plus exactement souleva un instant son machin en tissu pour passer une main distraite sur ses yeux clos. C’était bizarre, quand même, comme histoire. Ces voyants aimaient décidément beaucoup trop se compliquer la vie. Et puis cette connerie de vue… Finalement, ne pas en avoir semblait bien mieux : la preuve, elle, elle voyait tout le monde, sans distinction !

- Et puis, tu sais, moi, j’te vois ! Regarde !

Tendant une main maladroite vers la tête de la chef des Spectres, le petit bout de femme sans vue esquissa un geste vers la joue de cette dernière. Par là, elle sentait sa chaleur. Elle glissa ses doigts un peu plus chauds que tout à l’heure sur le visage de la grande bringue, puis, assurée que c’était le bon endroit, caressa de la même manière son front, puis son nez, rapidement ses lèvres, doucement ses paupières, avant de se perdre enfin dans ses cheveux mouillés.

C’était sa manière à elle de voir, et voir Aislinn était toujours aussi agréable. Et gentil, tendre.

Elle s’en tapait, du reste. Elle s’en tapait, de plus être vue. Ca faisait de son cas un lot commun.

C’était rigolo.

Admin Nombre de messages : 178 Camps : Spectre Date d'inscription : 26/02/2009

Nightmare sourit légèrement. Oui, il y avait peut-être de cela, dans son retour près de sa soeur. Un besoin de la voir, elle, juste elle, et puis tant pis, si elle est Invisible ou non, au fond, qu'est-ce que ça changeait ?

Bon, d'accord, elle commençait déjà à se demander si elle pouvait la garder avec elle. Et ne pas lui demander de partir, contrairement à Alec. Parce qu'Alec, cela lui avait fait mal, mais c'était plus sage. Hywel était plus âgée, plus sage, elle pouvait se défendre et se faire des opinions. Et puis vivre dans les bois ne serait pas autant un problème que pour Alec. Aislinn ne voyait pas sa soeur comme quelqu'un de réellement handicapée. Elle la savait libre de ses mouvements, de chacun de ses actes, et bien capable d'être aussi bien que les autres.

Mais voilà, il fallait respecter le point de vue de sa petite soeur. Les Spectres n'étaient pas tous bien sympathiques. Comme dans toutes les Cours des Miracles, il y avait des choses bien sombres. Et il était hors de question de ne pas donner le choix de vivre calmement à sa soeur.

-Non, tant que tu continues comme ça, je n'ai pas de preuves que tu sois Invisible. Mais c'est à toi de bien vouloir me le montrer.

"Montre-moi que tu es invisible." Joli.

Elle observait la jeune demoiselle avec un regard presque maternel, quelque chose de terriblement attentif, de presque sage. Difficile d'être entre la mère et la soeur, entre celle qui pouvait faire bien des choses pour le bien-être des siens, et celle qui s'accordait un peu plus égoïsme. Quitte à voir le danger se faufiler.

-Oui, comme tu le dis, c'est plus juste. En quelque sorte.

En quelque sorte, oui, parce que c'était aussi plus dangereux. Et ça, c'était bien moins acceptable.

Elle sourit doucement. Sa soeur redessinait le contour de son visage. Elle se souvenait que, plus petite, cela l'avait tout d'abord troublée. Comme une enfant face à une autre vision du monde. C'était la preuve la plus tangible que la petite Aislinn avait que sa demi-soeur ne vivait pas dans le même monde que le sien.

Depuis, cela avait changé. Elles avaient grandi, et c'était un geste si doux, que sa signification n'était plus la même. Pour Aislinn, c'était plus un "je te montre mon monde", une ouverture plutôt qu'une rupture. Et c'était le plus beau des bienvenus.

-Je n'ai encore jamais découvert quelqu'un qui pouvait devenir visible ou invisible à volonté. Mais bon, après tout, qui sait.

Elle prit la main d'Hywel qui avait caressé son visage, la serrant entre ses doigts fins, puis lui annonça :

-Je sais que ça paraît ridicule que j'y donne autant d'importance, mais... c'est pour savoir comment ça peut être, maintenant, nous deux. Et pour cela, je dois savoir si tu es Visible ou invisible, Hywel. Il faut que tu me montres tes yeux ouverts. Et là je saurai.

Elle soupira doucement. Oui, c'était ridicule. L'important c'était de l'avoir trouvé. Pour le reste, elle pouvait toujours s'arranger, non ? Difficilement, mais il y avait toujours un truc à faire. Sinon, la vie serait trop... mal foutue. Et elle avait déjà une sale gueule, la vie. Nightmare souffrait énormément d'avoir laissé son jeune frère...

Hywel fit le vide. Euh… C’était pas évident. Comment on était sensé montrer à quelqu’un qu’on était invisible ? Elle tourna la tête vers le bruit des quilles qui se faisaient renverser par des boules à grandes vitesses, puis de nouveau vers sa sœur. Ca voulait dire qu’elle devait aller se planter devant des voyants visibles, pour voir s’ils allaient réagir ? Elle allait se cogner à eux, si elle devait faire ce genre de trucs, c’était un peu risqué, non ? Enfin, pas qu’elle ne soit pas accoutumée aux actes risqués, mais Linn avait eu l’air de dire qu’il fallait être prudente. Et si Linn l’avait dit, elle avait sûrement raison.

Promenant une main encore un peu mouillée sur la tête du Kenny moche qui était posée pas loin, la gamine aveugle écoutait silencieusement sa grande sœur. En général, elle préférait faire ainsi, écouter attentivement tout ce que la personne en face avait à dire, puis répondre. C’était quelque peu déroutant, pour les voyants, mais ça lui correspondait plus, à elle…Vu qu’elle n’avait pas le luxe de voir les expressions des gens, et que couper la parole correspondait à prendre le risque d’être à côté de la plaque. Cependant elle réagit, lorsque Nightmare évoqua l’invisibilité et la barrière.

- Non, ce n’était pas ce que je voulais dire, Linn. J’veux dire que si toi, tu es passée du côté des invisibles, c’est qu’il suffit d’identifier le moyen et de faire basculer suffisamment des gens pour que l’invisibilité ne soit plus une tare. Quand tout le monde sera invisible, tous les invisibles seront normaux, tu me suis ?

Hywel resserra sa prise sur la main de sa grande sœur chérie, réfléchissant à ce qu’elle venait de dire sur les « yeux ouverts ». Bon, en même temps elle trouvait que ça n’avait pas d’importance, autant elle pouvait comprendre que pour quelqu’un qui voit, ça puisse en avoir. Et puis il fallait qu’elle fasse des efforts, si elle voulait rester avec Aislinn. Ou Nightmare, quoiqu’elle puisse s’appeler aujourd’hui. Maintenant, il était fini le temps où elle devait se lover dans le noir pour noyer un chagrin immense lié aux Voyants… Il fallait vivre dans le monde de ceux qui voient, sans pour autant perdre le noir.

Elle sourit d’un air gamin.

- Il suffit donc que je te montre mes yeux ? Je pensais que j’allais devoir danser devant les Visibles pour voir s’ils réagissaient ou pas… Elle mima un instant une mimique de discothèque qui en elle-même représentait une atteinte au mot « danse », puis reprit son sérieux.

Ses doigts se portèrent sur le bandeau noir qui recouvrait son regard, et pensivement, elle entreprit de dénouer le nœud serré qui le retenait. C’était la première fois depuis très, très, très longtemps, qu’elle l’enlevait. Depuis qu’elle avait décidé d’afficher sa cécité à tous, elle ne l’avait presque jamais retiré. Un vague juron franchit ses lèvres, preuve que le bandeau ne voulait pas se laisser faire. Retirer son bandeau, c’était être plus modeste. Plus normale, aussi. Peu de gens pouvaient se targuer de l’avoir fait enlever le précieux artefact !

Enfin, le nœud céda, et l’adolescente posa le bandeau par terre. Les mèches blondes foncé lui chatouillèrent le nez, faisant naître un rire enfantin chez l’aveugle. Elle souffla dessus, pressée, puis passa un doigt sur ses paupières. Ah oui… Ca faisait un bail qu’elle ne les avait pas ouvertes, celles-là. Comment on faisait ? Quel muscle bouger ? Non, ça, c’est les pommettes. Au-dessus… Là, voilà. Ca devait être ça.

Deux yeux d’un vert fluorescent, aussi lumineux que le sourire amusé de Blindfold, fixaient un point quelconque un peu à côté d’Aislinn. On aurait sans doute pu louer l’esthétique étrange créée par le contraste vert fluo - blond foncé, si la scène n’avait été aussi étrange.

Une voix de clochette, indécise, retentit.

- Ils sont bien ouverts, mes yeux, là, hein ?

» Blindfold - Le chant des aveugles
» Hywel Eirlys || Blindfold's lullaby. [Finie]
» Nightmare
» Nightmare
» Question(s) à Nightmare